5 Novembre 2017
LIVRE/ Gian Domenico Borasio:
Le professeur en soins palliatifs au CHUV, à Lausanne, vient de publier/
«L’Autonomie en fin de vie» dans la collection Le Savoir suisse.
L’occasion notamment d’évoquer l’importance de l’altruisme et de la bienveillance, ces valeurs fondamentales qui tissent le fil ténu entre la vie et la mort
Faut-il penser la mort comme la finitude de l’existence, ou au contraire comme le moyen de réfléchir à son essence profonde?
… Son expérience, retracée notamment dans son premier ouvrage,
Mourir, ce que l’on sait, ce que l’on peut faire, comment s’y préparer,
publié en 2014 aux Presses polytechniques et universitaires romandes ...
Serein face à cet ultime rendez-vous qui nous attend tous, le médecin nous invite à dépasser la peur de la mort pour apprendre à envisager notre existence autrement, tout simplement pour mieux vivre.
QUELQUES EXTRAITS INTERESSANTS
Ce professeur de soins palliatifs suisse n’est pas opposé au choix de la mort volontaire.
Le Temps: Vous avez accompagné près de 10 000 patients en fin de vie au cours de votre carrière. N’est-ce pas parfois pesant de constamment côtoyer la mort?
Gian Domenico Borasio: C’est au contraire un privilège énorme, un incroyable cadeau…
Presque tous les individus dont la fin est proche découvrent l’importance des autres et se préoccupent alors davantage de savoir comment celles et ceux qui leur sont chers se sentiront après leur décès, plutôt que des circonstances de leur propre mort...
«On pense que ce sont les vivants qui ferment les yeux des mourants, mais ce sont les mourants qui ouvrent les yeux des vivants.»...
la question à se poser est:
pourquoi faut-il attendre d’être au seuil de la mort pour se rendre compte à quel point davantage d’altruisme pourrait être bénéfique à notre existence?
Cet altruisme est notamment incarné par une patiente que vous avez suivie, prête à endurer un traitement douloureux et inutile par amour pour son fils. En acceptant de suivre un traitement aux lourds effets secondaires et inefficace compte tenu de son état, cette patiente était tout à fait consciente qu’elle allait souffrir inutilement. Elle était malgré tout parfaitement en paix avec elle-même, car elle savait qu’elle éviterait par là même des remords à son fils, qui voulait absolument que «tout soit fait» pour rallonger la vie de sa maman.
La peur de la mort est, dites-vous, mauvaise conseillère car elle déforme les perceptions, entrave l’accès à l’information et empêche le dialogue.
Pour ces trois raisons, trop de gens échouent à bien se préparer à mourir…
En effet. Nous rencontrons plusieurs types de peurs face à la mort.
Certaines sont liées à la crainte de souffrir en fin de vie, or la médecine palliative moderne permet de soulager les souffrances dans la quasi-totalité des cas. C’est important à savoir, car il se produit souvent un phénomène paradoxal: plus un individu se laisse envahir par la peur de souffrir et de perdre la maîtrise de sa vie, plus ses craintes tendent à se réaliser.
D’autres personnes redoutent davantage ce qui touche à l’après, surtout s’il devait ne rien y avoir, à savoir l’annihilation de notre essence d’individu. Cette peur du vide, qui est par ailleurs au fondement de toutes les religions, peut provoquer une forme de panique existentielle qu’il est très difficile de soulager.
Nous n’avons pas de réponse à cela, car personne n’est vraiment retourné de l’au-delà pour nous dire ce qu’il s’y passait. Par contre, nous essayons de bien prendre soin des besoins spirituels des patients grâce aussi à la présence d’aumôniers et de psychologues dans nos équipes.
A titre personnel, pensez-vous qu’il y ait quelque chose après la mort?
J’en suis intimement convaincu… Chaque jour, je vois à quel point la meilleure préparation à une bonne mort est d’avoir vécu une bonne vie.
Cependant, la définition de ce qu’est une bonne vie ou une bonne mort est complètement individuelle, et ce n’est pas aux autres de porter un jugement sur cela.
Il est un concept que vous chérissez lorsque l’on évoque la prise en charge des personnes en fin de vie, c’est celui de bienveillance.
Comment cette bienveillance doit-elle s’exprimer au chevet du patient?
…. lui permettre de s’épanouir au mieux dans le moment qu’il lui reste à vivre… l’essence même de la bienveillance est de ne porter aucun jugement sur la manière dont la personne décide d’utiliser l’espace ainsi procuré.
J’ai par exemple accompagné un patient qui souffrait de douleurs très importantes et de difficultés respiratoires. Il ne pouvait pas penser à autre chose, il était replié sur lui-même. Ses symptômes soulagés, il a pu réfléchir à sa situation et à sa vie, et il a décidé de faire appel à Exit.
Avez-vous vécu cette décision comme un échec? Pas du tout. C’était au contraire un succès, car nous avons par là même réussi à remettre la personne dans une situation où elle pouvait exercer son autonomie.
Il faut être très attentif, dans les soins palliatifs, à ne pas substituer un paternalisme par un autre. Ce n’est pas aux médecins de dire comment la mort d’un patient devrait être, car il n’y a pas de modèle. Notre rôle est d’aider à ce que la fin de vie soit en cohérence avec les souhaits et les espoirs des personnes concernées.
Que pensez-vous du suicide assisté?
C’est un choix individuel qu’il faut respecter, mais ce n’est de loin pas une solution pour tous. Le suicide assisté ne concerne qu’environ 1% de la population, qui doit avoir le droit d’exercer ce type d’autonomie. Il faut par contre réglementer cette pratique avec une loi, car les associations d’aide au suicide n’ont ni le mandat ni les compétences pour s’auto-contrôler. D’autre part, il ne faut pas oublier les 99% qui restent et qui ont, eux aussi, besoin d’accompagnement. Ça serait bien triste de réduire la discussion sur l’autonomie en fin de vie à l’unique question de la liberté du choix du moment de sa mort.
La bienveillance passe aussi par une meilleure communication entre le médecin et son patient. D’ailleurs, selon vous, la médecine d’avenir sera une médecine d’écoute ou ne sera plus.
J’en ai en effet la profonde conviction. Si ce tournant n’a pas lieu, notre système de santé risque d’évoluer vers une médecine à deux vitesses, avec des patients «sous-soignés» et d’autres «sur-soignés». Afin de ne pas risquer de subir un acharnement thérapeutique pouvant être long et douloureux, mon meilleur conseil, lorsque l’on arrive vers la fin de sa vie, est encore de déchirer sa carte d’assurance privée le plus rapidement possible.
Vous êtes très critique par rapport au système de santé actuel…
En Occident, le marché de la santé est devenu l’un des principaux moteurs économiques, une industrie dont l’intérêt principal – comme toutes les industries – est de maximiser son chiffre d’affaires. Malheureusement, il y a beaucoup d’argent à gagner avec la fin de la vie.
On estime en effet que le tiers au moins des dépenses de santé est réalisé lors de la dernière ou des deux dernières années de vie.
Pour augmenter ses gains, l’industrie de la santé fait des promesses de guérison parfois douteuses et instrumentalise les espoirs des patients désespérés de guérir ou de recevoir un sursis, avec des mesures de maintien en vie qui, parfois, ne sont pas éthiquement justifiables.
Les médias ont par ailleurs également une part de responsabilité, en faisant trop souvent l’apologie d’une médecine triomphaliste qui incite les patients à recevoir des traitements ne faisant pas toujours sens.
Certains médecins, dites-vous, continuent également à vivre la mort d’un patient comme une vexation narcissique.
C’est vrai, mais ils deviennent heureusement de plus en plus rares. Les maladies incurables mettent à l’épreuve les médecins dont le métier est d’aider les gens à vivre. Il est toujours très difficile d’arrêter une thérapie ou de ne rien proposer à un patient gravement malade. Ces réticences expliquent en bonne partie les traitements inutiles administrés en fin de vie.
Est-ce pour cela que vous incitez, dans vos cours, tous les jeunes médecins à réfléchir à leur propre mortalité?
Beaucoup de médecins ont de la peine à parler de la fin de la vie et esquivent les questions des patients en se réfugiant derrière l’excuse du manque de temps.
Par ailleurs, si l’on n’a pas une posture claire par rapport à sa propre mortalité, il sera difficile de gérer le trop-plein d’émotions généré par le contact de patients en fin de vie.
C’est pour cela qu’il était important de réussir à rendre obligatoire en Suisse des apprentissages en soins palliatifs pour tous les médecins. Ce que nous sommes parvenus à faire en 2012.
Vous êtes au chevet des mourants depuis près de vingt ans. Avez-vous assisté à des miracles?
… En médecine, lorsque l’on parle de miracle, on pense souvent au fait de guérir d’une maladie incurable. Cela arrive, mais c’est vraiment très, très rare.
Par contre, ce qui se produit beaucoup plus souvent, c’est par exemple de voir des relations difficiles être soignées à l’approche de la mort.
Le miracle, c’est aussi d’observer comment les gens arrivent à gérer leur fin de vie de façon individuelle et cohérente avec leur biographie, jusqu’au bout, en mourant comme ils ont vécu.