7 Février 2019
Luce Des Aulniers
docteure en anthropologie, professeure titulaire au Département de communication sociale et publique, attachée aux études sur la mort à l’UQAM
LIVRES:
Itinérances de la maladie grave 1997
La fascination : Nouveau désir d'éternité 2010
Le choix de l'heure : ruser avec la mort? 2018
https://www.fcfq.coop/chroniques/luce-des-aulniers-questions-vie-mort-52/
EXTRAITS
La mort n’est pas un sujet facile, pourquoi avoir choisi d’y dédier une grande partie de votre vie ?
J’ai été assez tôt intriguée par le rapport au temps que les êtres humains développent tout au long de leur vie. Déjà petite, j’observais comment les gens mourraient de manière inégale.
Par exemple en Afrique, je voyais des massacres, des épidémies, des cataclysmes, et je ne comprenais pas pourquoi ici on était aussi privilégiés.
...... Je me disais, comment se fait-il que la mort ne laisse pas le temps de vivre à certaines personnes ? ………. La conscience de la mort, c’est fabuleux. Ça fait en sorte qu’on peut changer beaucoup de choses dans nos manières de vivre. Donc,
ça concerne toujours la vie. Ça galvanise notre capacité de créer, d’être ensemble, de changer, et c’est pour ça que je dis que
la mort, … n’est pas un problème. … c’est une chance, parce que ça permet à la vie de se reconstituer. ...
la vie se nourrit de la mort, et dans ce sens-là, c’est quelque chose de très sain… ...
… Vous savez, on peut avoir une relation avec les morts, pour autant qu’on accepte que notre représentation de ce qu’ils sont et de l’aventure qu’on a eue ensemble puisse encore évoluer. Découvrir de nouvelles choses sur nous-mêmes et sur l’autre, c’est aussi une aventure ! ...
C’est une clé importante dans le deuil : constater qu’on est en train de changer. ...
... Quand quelqu’un rencontre la mort dans sa vie, il a besoin d’être écouté dans sa singularité ...
… ce qui entoure la mort est vécu très souvent comme quelque chose dont il faut se débarrasser. ...
les bars à l’intérieur de certaines maisons funéraires ?
… Le mort est relégué au fond de la salle, et bien des gens se sentent même gênés d’aller se recueillir auprès de lui. ...
Même si on a une tendance à mettre les morts de côté et à faire comme s’ils n’existaient pas, quand on regarde attentivement, on retrouve à travers plusieurs véhicules culturels une conscience de la fragilité et de la précarité de l’être humain et de la planète.
Vous dites que nous avons un devoir envers nos morts.
Ça se traduirait d’abord en prenant soin de ce qu’ils nous ont transmis, puis en considérant qu’il y a une société des vivants et qu’il y a une société des morts.
... Quand on accueille la réalité de la mort au moment où elle survient, ça fait de nous des gens plus lucides et ça nous permet de mettre les morts à leur place, peu à peu.
L’humanité a toujours senti le besoin de lieux collectifs, partageables, où l’on peut se souvenir de notre destin commun. … Parce que le travail de deuil, c’est d’abord de renoncer à ce qui fut ...
Et qu’en est-il de ceux qui dispersent les cendres ?
On présuppose qu’on n’a pas besoin des restes physiques pour se souvenir, l’image suffit.
… ce qui demeure éloquent, c’est la disparition de la collectivité des morts.
vous parlez de la fascination qui entoure la mort ...
Ce qui nous fascine, c’est la mort hors de l’ordinaire. La mort banale est trop terre-à-terre. … par rapport à l’éducation des générations actuelles, comment voulez-vous sortir d’une représentation de la mort autre que la virtualité des jeux vidéo, s’il n’y a aucun lieu pour la voir de près, s’y confronter ? C’est sûr que ça donne un choc, est-ce une raison pour l’éviter ?
Quand vous parlez de rituels, quelle distinction faites-vous par rapport à une routine ?
Dans le rituel, comme dans la routine d’ailleurs, il y a un aspect répétitif qui fait du bien, qui apporte confort, plaisir ou repères sécurisants. Ce qui fait la différence entre les deux, c’est que le rituel permet de se relier à quelque chose de plus grand que soi, quelque chose de transcendant qui dépasse l’expérience individuelle du moment. Ce que la routine ne fait pas.
Pourrait-on dire que cette capacité à se connecter à quelque chose de plus grand que soi s’apparente au « sacré » ?
... Le sacré c’est aussi ce qui est mystérieux et qui dépasse notre entendement. ...
vous avez accepté de vous investir dans l’élaboration du programme de perfectionnement La Symphonie, mis sur pied par le mouvement des coopératives funéraires. Y a-t-il une raison à cela ?
… l’esprit coopératif, ça veut dire solidarité active, mise en commun des forces créatrices au service de tous, .. le travail d’équipe de La Symphonie se fait dans
un esprit de liberté, avec une volonté de comprendre et d’améliorer le sort de nos contemporains.
Quel aspect le plus important retenez-vous de ce que vous avez appris sur la mort ?
Romain Gary disait que la plus grande force spirituelle de l’humanité, c’est la bêtise.
Il me semble que c’est aussi la solidarité. …
Et devant la mort, il y a les deux : de la bêtise et de la solidarité.
Maintenant, comment ne pas mourir comme humanité et comment ne pas faire mourir notre planète ? Voilà l’enjeu principal. …
Comment être assez inventif pour se préoccuper d’une façon active et concrète de ne pas mourir avant son temps ?
De ne pas faire crever tout le monde autour par notre manière de consommer et de concevoir le temps ?
Autant dans notre quotidien que dans nos rapports entre les sociétés, les États, les cultures, le peu qu’on peut faire, est-ce qu’on le fait ?